« Travailleurs, travailleuses… » Cette ouverture classique des discours politiques d’influence marxiste sera-t-elle bientôt définitivement obsolète ? Quelles que soient les considérations politiques des uns et des autres, les faits sont là : la robotisation galopante et les progrès de l’intelligence artificielle ont déjà commencé à chambouler la conception que nous nous faisons du travail. Dans un futur très proche, cette mutation aura tant progressé que la nécessité de réinventer en profondeur notre rapport à l’emploi, au labeur, au salaire et, en fait, à tous les aspects de cette notion si centrale dans nos vies, s’imposera par la force des choses. Quel est donc l’avenir du travail ? Commençons par nous demander s’il en a un, d’avenir…
Depuis la révolution industrielle, notre rapport au travail s’est modifié de manière radicale, comme jamais auparavant dans l’histoire de l’humanité. D’une société majoritairement agricole constituée de familles, pour la majorité pauvres mais relativement autosuffisantes sauf en cas de mauvaise récolte, où n’existaient que quelques dizaines de métiers, le monde a évolué, non sans violences et remous, vers une société dont la production industrielle centralisait toutes les forces vives. Les villes se sont transformées en quelques décennies, aspirant bon gré mal gré une population paysanne venue vendre sa force de travail dans les centres urbains, faute de pouvoir continuer à vivre sur les communs agricoles, dont ils furent souvent expropriés par la force des intérêts bourgeois et aristocratiques. Le travail passait ainsi de labeur au produit concret en lien direct avec les besoins vitaux des familles, à un concept de plus en plus spécialisé selon des besoins « supérieurs » et dont le produit était un salaire « permettant » de subvenir aux besoins individuels via l’achat de biens et services à d’autres professionnels, eux aussi spécialisés.
Depuis la moitié du XXe siècle, la part de l’industrie dans les pays… « industrialisés » s’est érodée au profit du tertiaire : les services constituent en effet à l’heure actuelle plus de trois quarts du PIB belge, l’agriculture oscillant autour du pourcent, et l’industrie autour de 20 %. La mécanisation et l’automatisation de la production industrielle, couplées à la délocalisation vers des mains d’œuvre meilleur marché, ont en effet réduit la part de l’industrie, et donc de ses travailleurs, dans les économies occidentales. Cela a entraîné un décuplement des métiers de services, que certains ont naïvement cru à l’abri de la robotisation. Des caisses automatiques dans les grandes surfaces aux drones-livreurs, suite logique des distributeurs automatiques en tous genres, cette place s’est réduite sans surprise au cours des dernières dizaines d’années, et les « petites mains » ont quasi systématiquement été remplacées par des machines.
Désormais, ce sont les métiers dits « intellectuels » qui sont en train de se faire rattraper par l’intelligence artificielle, comme on le constate dans le secteur financier par exemple, où les prouesses technologiques réduisent toujours plus la part humaine nécessaire. Mais même les chirurgiens, les enseignants ou encore les architectes, pour ne citer qu’eux, voient croître sans cesse la part de leur métier déléguée à nos serviables robots. Face à l’inévitable obsolescence qui attend les humains dans quasi tous les secteurs d’activité, les notions mêmes d’emploi et de salaire doivent bénéficier d’une réinvention totale de leur signification dans nos vies. Dans un monde où les tâches essentielles à la survie des individus, à leur confort, à leur niveau de vie et à leurs habitudes, sont assumées chaque jour un peu plus par les robots, quelle est la pertinence d’un emploi salarié à 40 heures par semaine ? En conservant la logique productiviste capitaliste, le poids des salaires n’a plus beaucoup de sens, mais sans maintenir le pouvoir d’achat de la population, le système s’écroule. Alors quoi ?
Dans ce contexte, la notion de revenu de base universel, un revenu minimum sans conditions versé à tout citoyen majeur, pourrait apparaître comme une utopie gauchiste née dans le pétard d’un hippie en train de délirer à Woodstock. Il n’en est rien : cette solution apparaît essentielle pour éviter une révolution qui mettrait le feu à tout le système. Il s’agirait de se servir des énormes richesses créées depuis plus d’un demi-siècle pour pallier la disparition des emplois, permettant jusqu’à présent de maintenir un niveau de vie suffisant pour que tourne l’économie, dont la consommation des ménages constitue une des clés de voûte.
En permettant à tout un chacun de ne pas se soucier de ses revenus, et donc de sa survie, l’on encouragerait la créativité, l’entreprenariat, et surtout l’on permettrait à tant de forces vives contraintes aujourd’hui de gagner leur vie, de demain contribuer à la société de manière plus satisfaisante : en donnant un sens à cette contribution dont sont privés tant de métiers pour lesquels « gagner sa vie » constitue la seule véritable motivation. Sans peur de l’échec financier, en donnant la priorité au sens, tant personnel que pour autrui, de sa participation proactive et librement choisie à la société, l’individu est plus susceptible d’accomplir son plein potentiel, et donc, paradoxalement, cette liberté individuelle accrue se traduit en une utilité sociale décuplée.
Si l’on prend en compte également tous les avantages liés à la santé, mentale et physique, qu’implique cette libération, ainsi que l’amélioration du tissu social, grâce à la nouvelle valeur accordée à l’équilibre travail-vie privée (prendre soin de sa famille, enfants ou aînés, ne se faisant plus au détriment d’impératifs matériels), des perspectives bien plus encourageantes que le pessimisme radical actuel s’offrent à nous. Mais pour cela, il faudra faire les bons choix, en tant qu’individus et en tant que société, pour permettre aux jeunes générations de bénéficier d’une éducation et de valeurs compatibles avec les exigences d’un monde où le travail s’invente individuellement, et où la valeur économique est liée à l’utilité sociétale que chacun se crée pour lui-même et pour la société.