Le 18 juin dernier, Facebook annonçait la création du Libra, nouvelle cryptomonnaie parrainée par le géant des réseaux sociaux. L’annonce s’accompagnait de moult promesses, et notamment l’accès au système financier pour tous, y compris les pays les moins développés. Utopie ou réalité ? En l’état, on ne peut s’empêcher de faire preuve de cynisme face aux engagements pieux de Mark Zuckerberg. Il faut dire que jusqu’ici, Facebook n’a pas réellement fait preuve de sincérité ou de transparence dans son mode de fonctionnement. Les risques de défaillances, techniques mais aussi politiques, sont nombreux et inquiètent particulièrement les experts financiers. Faisons le point.
Plus le temps passe, plus la promesse du web, ce rêve qu’on nous avait vendu lors de son émergence dans les années 90, semble bien loin de la réalité. On nous avait promis l’accès à l’information pour tous, des logiciels libres, des licences Creative Commons pour partager en toute quiétude nos créations… Et même si ces progrès sont aujourd’hui bien concrets, le web a globalement pris une tournure beaucoup moins philanthrope.
Transformé en galerie commerciale par la grande distribution (et principalement Amazon), devenu outil de propagande, de manipulation et de prolifération des « fake news » (par la magie des réseaux sociaux, Facebook en tête), le web a aujourd’hui pris de vilains atours de régime totalitaire. Nos moindres faits et gestes y sont désormais épiés, stockés, disséqués et analysés. Nos données personnelles y sont devenues une denrée de grande valeur, qu’on s’arrache à des tarifs plus élevés que l’or ou le pétrole, et dont l’étude permet de façonner plus aisément l’opinion (comme l’a démontré la récente affaire Cambridge Analytica).
Money money money !
C’est dans ce cadre loin d’être idéal que Facebook, source d’une bonne partie des maux du réseau global, a annoncé il y a quelques mois la création d’une nouvelle cryptomonnaie, prévue pour être lancée sur le marché début 2020. Si l’on s’en réfère au livre blanc présenté par la société, le Libra (qui doit son nom à une ancienne unité de masse chez les Romains) devrait être une monnaie numérique « open source », intégralement sécurisée par un fonds de capitaux réels (en vrai argent donc). Sa gestion sera assurée par la Libra Association, un consortium indépendant et à but non lucratif siégeant à Genève, composé de sociétés financières (Visa, Mastercard), commerciales (Uber, Spotify), d’organisations non gouvernementales et d’institutions académiques, qui auront a priori un droit de vote équivalent à celui de Facebook. L’initiative regroupe aujourd’hui 28 entités, mais devrait rapidement s’étendre à une centaine.
De prime abord, cette nouvelle monnaie embarque son lot d’avantages indéniables : simplification des transferts d’argent (qui pourront se faire via Messenger et WhatsApp, puis via une application dédiée), grande vélocité (Facebook annonce 1000 transactions à la seconde, contre 7 actuellement pour le Bitcoin), globalisation du système financier (protection contre l’inflation galopante)… Mais c’est surtout pour Facebook que les enjeux sont les plus importants : avec ses 2,4 milliards d’utilisateurs, la société pourrait rapidement voir sa monnaie adoptée, lui conférant ainsi un pouvoir sans précédent.
L’omniscience de Zucky
Parmi les inquiétudes soulevées par de nombreux « watchdogs » et experts financiers à travers le monde, il y a bien entendu les craintes d’un impact sur le marché financier mondial, mais aussi les risques liés au “mélange des genres”. L’agrégation de données personnelles et financières placerait Facebook dans une position de dominance jamais vue dans le domaine des données personnelles. Un avantage qui lui permettrait d’affiner encore mieux son profilage actuel, avec les risques de dérapages qu’on imagine. Sans compter que la société n’a pour le moment pas pris la peine de communiquer sur les possibilités d’interopérabilité du Libra avec d’autres portefeuilles de cryptomonnaie. Un point pourtant important pour s’assurer de l’existence d’une forme de concurrence face au “monstre” de Zuckerberg…
L’autre crainte concerne le besoin de transparence que la gestion d’une nouvelle monnaie implique. Facebook n’a jusqu’ici pas exactement brillé de ce côté-là et l’arrivée du Libra suscite, à juste titre, une certaine appréhension. Qui plus est, les autres entreprises impliquées dans l’initiative sont loin d’être toutes sans reproches quand il s’agit de respecter notre vie privée ou, plus simplement, de faire preuve de droiture morale. S’il y a bien un enseignement qu’on peut tirer de l’émergence du Bitcoin, c’est qu’il a renforcé une économie parallèle déjà présente avec l’argent liquide, et particulièrement la mafia des armes, de la drogue et de la prostitution. La promesse du Libra, c’est d’offrir une plus grande transparence sur toutes les transactions, obligeant les détenteurs de portefeuilles à s’identifier nommément. Le vrai danger dès lors tient surtout au contrôle qu’exerceront les États sur notre manière d’utiliser cette nouvelle monnaie, et sur les limitations qu’ils vont sans conteste chercher à lui imposer, comme c’est déjà le cas pour les espèces.
De l’eau dans le gaz
Il faut admettre qu’une monnaie virtuelle contrôlée par des corporations amorales a de quoi susciter l’inquiétude. Un constat qui a déjà amené plusieurs réactions adverses, présageant d’un début difficile pour la nouvelle cryptomonnaie. D’un côté, l’Union européenne a engagé plusieurs enquêtes à l’encontre du Libra, notamment sur des soupçons d’anticompétitivité. Mais aussi pour déterminer si l’initiative présentait un risque réel pour la stabilité financière de la planète.
De l’autre côté, plusieurs membres fondateurs de l’association seraient déjà sur le point de quitter le navire, en réaction justement à cette levée de boucliers à laquelle ils ne souhaitent pas être associés. En interne, on murmure d’ailleurs que Facebook serait a priori très agacé du manque de soutien public général de la part des investisseurs de la première heure. Le Libra serait-il déjà en péril ? Une chose est sure : le pari n’est clairement pas encore gagné pour Facebook.