« Espèce de sans skin ! » Cette insulte a priori nébuleuse pour le commun des mortels connaît néanmoins un succès grandissant depuis quelques mois dans les cours de récréation. Trouvant son origine dans le jeu Fortnite, un titre de « Battle Royale » édité par Epic Games et particulièrement en vogue chez les adolescents, elle s’utilise avant tout pour qualifier quelqu’un de novice ou sans ressource. Vous l’ignoriez ? C’est fâcheux. Car cette expression offensante et opaque n’est pas une occurrence isolée : de plus en plus, les codes du jeu vidéo s’immiscent dans notre culture populaire et, par extension, dans nos relations sociales. Raison de plus pour lui accorder toute l’importance culturelle qu’il mérite.
Contrairement à ce que l’on peut souvent lire dans la presse, même spécialisée, l’importance du jeu vidéo dans notre société ne date pas d’hier. Ce qui a pris du temps, en revanche, c’est son accession à une légitimité dont jouissent depuis toujours films, musique et littérature. Une « normalité » qui s’est accélérée ces dix dernières années, période durant laquelle on a notamment vu le jeu vidéo s’installer dans nos musées (comme le World Video Game Hall of Fame du National Museum of Play de Rochester, New York), au même titre que d’autres œuvres culturelles plus traditionnelles. Mais alors, pourquoi le jeu vidéo, pourtant né dans les années 70, a-t-il mis autant de temps à acquérir ses lettres de noblesse culturelle ?
À la niche !
Pendant les deux décennies qui ont précédé leur massification, des années 70 à 90 environ, les jeux vidéo étaient avant tout perçus comme un hobby de niche, apparenté à une sous-culture connotée assez péjorativement. Une marginalisation qui ne les a pas empêchés, déjà à l’époque, d’attirer ponctuellement l’attention des médias grand public. Outre le phénomène Pong en 1972, ou celui suscité par Pac-Man en 1980, on retrouve des traces de jeu vidéo dans d’autres objets culturels bien avant son accession au podium des loisirs de masse. En 1978, par exemple, l’album éponyme du groupe de « synthpop » japonais Yellow Magic Orchestra échantillonnait allègrement les sons du Space Invaders de Taito. Ce qui n’empêche pas le jeu vidéo de demeurer, pendant ces vingt premières années, un loisir principalement réservé aux jeunes garçons, biais renforcé par un marketing allant exclusivement dans ce sens.
C’est au début des années 90 que le mouvement de popularisation va s’amplifier. Principalement grâce à l’apparition des consoles de salon, puis des téléphones mobiles, combinée à une volonté des éditeurs d’élargir le public cible en proposant de nouveaux genres de jeux (les « casual games » notamment). Deux éléments qui vont permettre au jeu vidéo de sortir progressivement du ghetto des salles d’arcade. C’est également à cette époque que le cinéma va commencer à s’intéresser au phénomène. D’abord, via des adaptations de franchises ludiques en longs métrages souvent discutables (on pense au Super Mario Bros. de 1993, première incursion du septième art dans le monde des pixels). Ensuite, par de nombreuses tentatives de fusion des genres, symbolisées par l’émergence durant la même période des premiers films interactifs, puis plus récemment, des Machinimas, des films et séries animées créés avec les moteurs de jeux vidéo. L’émancipation s’accentuera encore avec l’apparition des premières chaînes de télévision entièrement consacrées au jeu vidéo (comme Game One en France en 1998 et G4 aux États-Unis en 2002), et la prolifération de magazines dédiés (comme Joystick, Tilt ou Génération 4, pour ne citer que les plus connus).
Des pixels pour tous
Aujourd’hui, grâce à une volonté proactive des éditeurs d’ouvrir le média à d’autres couches de la population, le jeu vidéo fait désormais partie intégrante de notre quotidien. En 2011 déjà, une étude menée par NPD révélait que 91% des enfants américains entre 2 et 17 ans pouvaient être assimilés à des « gamers ». Un chiffre qui n’a cessé de croître depuis. Toujours selon NPD, via une étude de 2018 cette fois-ci, on apprend que 67% des Américains s’adonnent régulièrement au jeu vidéo, dont une bonne moitié sur plusieurs plateformes. Ce loisir autrefois réservé à une niche restreinte touche aujourd’hui une majorité d’aficionados, avec une quasi-parité entre hommes et femmes. Il n’est dès lors pas surprenant de voir que le média a pris une place de plus en plus prépondérante dans notre culture populaire. Une importance qui n’est pas sans incidence…
L’influence de la « pop culture » sur notre société n’est pas un phénomène récent, et de nombreuses études menées depuis le milieu des années 70, à l’aube des médias interactifs, l’ont largement documentée. Elle façonne les esprits, influence nos pensées, et de manière générale, c’est par son biais que s’écrit notre Histoire. Dans le cas du jeu vidéo, cette importance se voit en outre amplifiée par le côté participatif du média. On n’est plus simplement spectateur passif, comme c’est le cas avec un film ou un bouquin, on est désormais acteur engagé, participant, un statut qui renforce encore l’importance des messages véhiculés et facilite leur assimilation. D’où leur portée non négligeable sur le modelage de nos civilisations.
« Ne fais pas le Bambi ! »
La culture populaire, y compris celle alimentée par le jeu vidéo, nourrit nos rapports sociaux, régit nos comportements et nos interactions, et permet également de nous valoriser dans la société. L’ignorer aujourd’hui serait une erreur. Pire, en priver nos enfants sous des prétextes fallacieux (« les jeux vidéo, ça rend idiot », « fais plutôt du sport ») risque à terme de les isoler de leurs pairs. Dorénavant, notre curiosité culturelle ne doit plus se limiter aux seuls médias traditionnels, comme le cinéma, la littérature ou la musique. Si l’on ne veut pas subir une déconnexion avec la « pop culture » contemporaine, il est désormais primordial de garder un œil sur ce qui se passe du côté des loisirs vidéoludiques. Un intérêt qui vous permettra en outre de comprendre que lorsqu’un joueur en ligne vous qualifie de Bambi, il n’est peut-être pas en train de vous traiter de faon orphelin. Il est plus probable qu’il commente en réalité votre tendance suicidaire à gambader innocemment sur le terrain de jeu.