Science-fiction : les ingénieurs rêvent-ils aussi de moutons électriques ?

Contrairement à une préconception assez répandue, la science-fiction n’est pas forcément toujours l’apanage des romans, films ou séries télé. Parfois, les plus jolies visions du futur, les plus avant-gardistes aussi, germent dans l’esprit d’individus qu’on pourrait sans hésiter qualifier de prescients. Au centre de cette permanente réflexion sur ce qui constituera notre quotidien de demain, la communication entre les hommes sert souvent de moteur principal, et particulièrement le désir de simplifier le flot d’informations qui circulent entre les individus. Non, la science-fiction n’est pas la chasse gardée des auteurs de romans; elle émane aussi, souvent, des esprits savants les plus brillants de notre génération. Petit florilège de documents qui, bien avant l’heure, avaient déjà rêvé nos temps modernes.

En 1961, dans un film documentaire commandé par Bell System (futur AT&T), et baptisé The Challenge of Change, le réalisateur Henry Strauss décortique les défis alors rencontrés par les entreprises. Faisant face à une croissance continue, elles luttent avec les maigres moyens de communication existants pour tenter de fluidifier leurs processus de production. Dans son film, Strauss ébauche notamment les potentielles solutions technologiques qui pourront, dans un avenir fantasmé, venir en aide à ces sociétés. À l’époque déjà, l’accès à une information centralisée se révèle être le nerf de la guerre. Pour circonvenir aux difficultés de communication dans des structures qui ont de moins en moins taille humaine, la machine apparaît alors comme la solution idéale.

Conversations de machines

Avec des outils comme le Data Phone(qui permet à deux machines d’échanger facilement des informations via une ligne téléphonique classique), Bell System a déjà un pied dans le 21e siècle. Ce qui n’empêche pas la société de rêver plus loin, et d’envisager dès le milieu des années 60 la mise sur le marché d’outils qui permettront, grâce à un combiné mélangeant audio et vidéo, de faire son shopping depuis son salon. Visionnaire !

Le 27 mars 1967, l’émission The Twenty-First Centuryde la chaîne américaine CBS imagine, dans un épisode intitulé At Home, 2001, à quoi ressemblera la maison du vingt-et-unième siècle. Et bien que le mot n’ait pas encore inventé (il ne le sera qu’une dizaine d’années plus tard, au sortir du choc pétrolier de 1978), la domotique est déjà au centre des fantasmes.

Dans cette émission d’une vingtaine de minutes, le journaliste Walter Cronkite, aidé d’ingénieurs et d’architectes, imagine à quoi ressemblera la maison des années 2000. Et si certaines spéculations s’avèrent pour le moins fantasques (comme le mobilier en papier, ou les fauteuils gonflables qu’on peut emporter partout), d’autres visent étonnamment juste.

La maison branchée

Pour Cronkite, les chaumières du futur s’articuleront autour d’une console centrale informatisée, capable de piloter tous les appareils de la maison : écran géant en 3D, chaîne hi-fi qui diffuse de la musique dans toutes les pièces, ou encore surveillance des alentours avec un circuit fermé de caméras. Les programmes de télévision seront disponibles à la demande, en fonction de l’humeur, et l’on pourra profiter d’un match de foot ou du dernier long métrage à la mode pendant que des robots passeront l’aspirateur à notre place. Des éléments qui nous semblent aujourd’hui anodins, à l’heure des TiVo, Netflix et autres Roomba, mais qui témoignaient à l’époque d’une réelle prémonition.

Qui plus est, toujours selon le journaliste, le vingt-et-unième siècle sera celui du travail à domicile. Grâce à plusieurs dispositifs mélangeant écrans et pupitres interactifs, on pourra conduire ses activités professionnelles depuis le confort de son chez-soi. Qu’il s’agisse de consulter les actualités, la météo, les cours de la bourse, ou encore de communiquer avec ses collègues via un système de visioconférence, la quantité d’informations disponibles par simple pression d’un bouton n’aura plus aucune limite. Bien avant son avènement dans nos maisons, Cronkite avait déjà imaginé qu’un jour, le Personal Computer deviendrait un élément indissociable de notre quotidien.

L’exemple le plus bluffant de futurisme avisé peut sans conteste être attribué à John Sculley, ancien CEO d’Apple, qui dans son ouvrage Odysseyparu en 1987, décrit ce qu’il appelle alors le Navigateur de Savoir(“Knowledge Navigator”, en anglais). Bien avant la popularisation des smartphones, et l’accès à Internet pour tous, Sculley explore déjà la piste des assistants personnels, et prédit qu’ils deviendront sans conteste des outils incontournables de nos vies futures.

La montagne accouche d’une Siri

Dans son livre, Sculley présente ce Navigateur comme un appareil capable d’accéder à de gigantesques bases de données, connectées en réseau, et consultables par la magie de liens interactifs qu’il baptise “cyberlinks”. Il ajoute en outre que grâce à un logiciel intelligent, capable de communiquer avec l’utilisateur en langage humain, la navigation au cœur de ces puits d’informations sera grandement simplifiée et accessible à tous.

Sans le savoir, l’homme d’affaires préfigure dès 1987 l’arrivée d’une certaine Siri, qui ne deviendra une réalité qu’une vingtaine d’années plus tard. Il invente également la notion de “documents ouverts” (“open docs” en anglais), qui faciliteront le partage d’informations en standardisant les données. Pourtant, à l’époque, la technologie pour rendre tout cela possible n’existe pas encore; ce qui n’empêche pas Sculley de rêver aux outils de demain avec une certaine perspicacité.

Comme quoi, il ne faut pas forcément s’appeler Philip K. Dick ou Asimov pour mériter le titre de “futuriste”. Si les fantasmes des auteurs de science-fiction participent incontestablement à l’avancement de notre civilisation, ils ne sont pas les seuls, loin de là. Dans la vie de tous les jours, d’anonymes ingénieurs, scientifiques, architectes, ou même simples penseurs, contribuent à dessiner avec acuité les contours de notre vie à venir. En s’autorisant à rêver, tout simplement.

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